jeudi 12 août 2010

Le cycliste schizophrène

Il y a deux cerveaux qui pédalent : un qui dit « arrête, ça suffit, c’est trop dur », et l’autre qui dit, « Ok, on se rend jusqu’à l’arbre là-bas », ou « le virage » ou « le 20e km ».

Et ainsi, d'arbre en arbre, c’est ce qui explique que des cyclistes vont réussir à faire 100 km en une journée, alors qu’ils s’en seraient cru incapables quelques années plus tôt. C’est aussi ce qui explique qu’on puisse faire 37 jours.

Autrement dit : pour faire mes 5215 km à vélo pendant 37 jours, de San Diego à Montréal, fallait être un tantinet schizophrène. Mais pour en faire 100 aussi!

Voilà comment l'exprime Josée Nadia Drouin:

Je l'avoue, le plus dur pour moi, c'est le... premier 50 km! Par la suite, étrangement, les kilomètres s'accumulent rapidement. Mais encore faut-il que je me sois préparée à l'avance à parcourir 150 ou 200 km. Parce que, voyez-vous, si je prévoyais ne parcourir que 70 km, il ne faut pas essayer de m'en faire avaler davantage. Impossible. Et je vous assure : ces 70 km seront aussi exigeants à mouliner que les 150 ou 200 autres km.

Si vous avez déjà fait une longue randonnée à vélo, ne serait-ce que d'une matinée, vous savez de quoi on parle. C’est un combat entre deux volontés. Est-ce entre le cerveau gauche et le cerveau droit, entre l’émotion et la raison, je n'en sais rien. Mais une chose est sûre, ça se passe dans la tête autant que dans les jambes. Peut-être plus encore dans la tête que dans les jambes.

Par exemple. On est dans l’après-midi, je suis quelque part dans la prairie. La dernière pause commence à être loin, mais je me suis fixé comme objectif de ne pas m’arrêter avant la prochaine intersection, laquelle, selon mon itinéraire, n’est plus qu’à quelques kilomètres. Ceux-ci sont pénibles, le vent souffle de face, la grogne monte en moi, et quand finalement arrive l’intersection, c’est en rogne et endolori que je débarque du vélo... Ce faisant, mes yeux tombent sur l’odomètre : 157 km depuis ce matin! « Oh wow, c’est bon! » Et la rogne et la douleur s'envolent d’un seul coup!

Stéphane Gagné raconte cette anecdote:

Lors de ces voyages, tout n’est pas rose pourtant. Il y a des journées où des trombes de pluie vous tombent dessus ou bien vous devez lutter contre un vent de face coriace. Dans ces moments moins plaisants, il faut garder en tête l’objectif et toujours voir le beau côté des choses. Car il y a toujours un beau côté ou des moments de grâce inoubliables dans un voyage. Par exemple, le 27 avril dernier, j’étais à Plattsburg (NY) le matin, et je devais me rendre à vélo à Ticonderoga, 120 km plus au sud. Mais, moi et mon partenaire n’étions pas très motivés à rouler cette journée-là. C’est qu’il faisait 3 degrés dehors et qu’il neigeait à gros flocons (de la neige fondante, heureusement). La veille, nous avions eu une journée extraordinaire : un beau soleil avec une température de 20 degrés. La preuve qu’en plein air, il faut s’attendre à tout. Or, comme nous devions être à New York, quatre jours plus tard, nous sommes sorti affronter les intempéries. Nous ne l’avons pas regretté. De magnifiques paysages enneigés se sont offerts à nous dans les montagnes que nous traversions. Choses que l’on voit rarement à vélo. De ces moments difficiles, je retiens plus les belles choses que j’ai vécues que ce qui m’a semblé désagréable. La joie d’être à vélo, sur la route, libre, surpasse tout le reste.

Pour que la 2e voix (on continue!) l’emporte sur la première (on arrête!) chacun développe des trucs. L’un des miens tourne autour de l’odomètre : y aller de petits calculs. « Ok, 32 km de faits, sur 160 aujourd’hui, ça veut dire... Hmm... Oh, déjà un cinquième de fait! » Et arrive toujours un seuil en-dessous duquel on commence à regarder ça dans l'autre sens : « oh wow, il reste juste 30 km ».

Le secret est dans la pause
En haut: pause-symbolique à Phoenix (30 juin), au même endroit qu'en mars 2007... En bas: pause-anecdote. Fin d'après-midi du 11 juillet, 170 km de faits sur 195, donc ça achève mais c'est long. Et il fait chaud. J'arrive à Pritchett, premières habitations depuis 75 km! Je vois l'enseigne d'un restaurant, chouette!... Merde, il est fermé le dimanche. Je m'arrête malgré tout, il y a un porche avec une ombre, autant en profiter. Oups, le porche est déjà occupé par un gros chien qui se lève à mon arrivée: chien de garde? Je lui parle gentiment... et il accepte de partager son ombre avec moi. :-)
Bien sûr qu’il faut aussi suivre les conseils qu’on vous donne un peu partout : adéquatement s’alimenter. Les pizzas ou les pâtes, le soir, ça ne peut qu’aider. Et le sucre en cours de route. Bien sûr qu'il faut également boire, et pas juste de l'eau: j’étais sceptique sur le Gatorade, je reconnais que dans la deuxième moitié des journées, ses sels minéraux faisaient une différence.

Mais le désert m’a fait réaliser à quel point la pause, à elle seule, est tout aussi importante. Ça fait un bien fou de s’arrêter. Juste s’arrêter, et s’asseoir. Encore mieux si c'est sur une vraie chaise.
En haut: sundae aux cerises authentiquement en conserves. Effet sur le cycliste: comme des vraies! À Polo, Missouri (18 juillet), village d'environ 15 habitants, incluant le sundae. En bas: café soi-disant français, à South Bend, Indiana, 24 juillet.
Parce que la liqueur froide, ou le sundae, ou le chocolat, ils ont un effet sur le physique c'est sûr, mais sur le moral aussi. Et dans certains cas, plus encore sur le moral. Mon corps n'avait pas toujours besoin de ce sundae aux cerises, de ce Dr Pepper ou de ce moka glacé. Mais qu’est-ce que ça faisait du bien. Ce n’étaient pas juste les douleurs qu’ils effaçaient. C’était le down qui disparaissait, avant même la première gorgée (imaginez après!).

À preuve de l'importance du moral: c’est fou combien des choses a priori anodines font une différence. Je suis épuisé par une montée, je vois un panneau qui annonce le sommet, hop, fini l’épuisement! Je pensais avoir atteint la ville où se trouve le motel, mais la route qui s’étire interminablement gruge ma patience. Tout à coup, voilà les premiers commerces marquant les débuts de la ville : hop, me voilà ragaillardi!

Et finalement: le dernier matin, j’arrive à la frontière, à Dundee. Déjà fatigué avec 35 km dans le corps (ou 5100...). Le douanier canadien pose sa question habituelle : « Où êtes-vous allé? » Et moi, de lui répondre avec une fierté non-dissimulée : « San Diego, Monsieur! ». Ses yeux écarquillés, sa tête qui sort de son cagibi pour regarder le vélo... En quittant le poste-frontière, j’avais une surcharge d’adrénaline!

C'est ça aussi, le vélo. Un voyage intérieur, comme qu'y disent. Merci d'en avoir fait une partie avec moi.
1er août, 21h: les lumières de la ville. À 5205 km de San Diego!

1 commentaire:

  1. Un premier commentaire pour toi Pascal qui s'est donné la peine de pédaler et d'en parler. Je pédale peu mais je marche beaucoup. À peu près 3 000 kilos sur les chemins de Compostelle. Je constate que le voyage intérieur -comme ils disent - est le même. Avec des passages à vide et d'autres remplis de bonheur.

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